Human Rights Magazine

La Révolution silencieuse

October 14, 2023 Mamoune Zizi Season 3 Episode 6
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La Révolution silencieuse
Oct 14, 2023 Season 3 Episode 6
Mamoune Zizi

Ce podcast cherche à capturer la complexité du combat féministe au Maroc dans une ère de réforme politique et juridique.

Human Rights Magazine is produced by The Upstream Journal magazine. The host, Derek MacCuish, is editor of both. If you agree that informed reporting on human rights and social justice issues is important, your support would be welcome. Please rate the podcast wherever you listen to it, and tell your friends about episodes that you find interesting. Why not consider making a financial contribution to help us cover costs?  You are always welcome to email with your comments.

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Show Notes Transcript

Ce podcast cherche à capturer la complexité du combat féministe au Maroc dans une ère de réforme politique et juridique.

Human Rights Magazine is produced by The Upstream Journal magazine. The host, Derek MacCuish, is editor of both. If you agree that informed reporting on human rights and social justice issues is important, your support would be welcome. Please rate the podcast wherever you listen to it, and tell your friends about episodes that you find interesting. Why not consider making a financial contribution to help us cover costs?  You are always welcome to email with your comments.

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Derek MacCuish:

Dans cet épisode, Mamoune Zizi s'entretient avec plusieurs experts sur la situation des femmes au Maroc et sur le renforcement de la reconnaissance de leurs droits. 

Mamoune Zizi :

Bonjour à tous, j'ai aujourd'hui la chance d'avoir avec moi quatre intervenantes pour ce podcast centré autour de l'expérience de précarité et de marginalisation de la femme marocaine ainsi que de l'évolution de son émancipation depuis la Moudawena. C'est une réforme du code de la famille qui a été le résultat des vagues de protestation du printemps arabe en 2011 au Maroc.

 Ma première intervenante aujourd'hui est madame Houda Folleas-Cadi qui est une professeure d'histoire, géographie et de civisme mais également une femme marocaine engagée. Elle a mené dernièrement un projet avec ses élèves sur l'analyse des deux dernières constitutions donc celle de 1996 et celle de 2011. Elle nous parlera extensivement de son parcours dans l'enseignement, les leçons qu'elle cherche à transmettre mais également son engagement en tant que femme marocaine et ses combats aujourd'hui.

 La première question madame que j'ai envie de vous poser c'est est-ce que vous pouvez nous raconter votre histoire, votre parcours en journalisme notamment dans l'enseignement, nous en dire un peu plus sur les projets pédagogiques et culturels que vous avez menés jusqu'ici ainsi que vos motivations ? 

 Houda :

Bonjour madame Folleas Cadi, Houda, je suis professeure au lycée Lyautey de Casablanca, le lycée français. Avant j'étais professeure dans des établissements marocains et donc j'enseigne l'histoire géo et j'anime plusieurs ateliers avec mes élèves depuis des années dans les deux systèmes soit le système marocain ou français.

Ça fait une trentaine d'années que j'enseigne. Pourquoi j'ai choisi l'enseignement ? Moi ça m'apporte beaucoup de satisfaction parce que je me dis je contribue à quelque chose, je contribue à forger des esprits, je contribue à épanouir des jeunes, à leur changer les idées, à les rendre plus tolérants.

Pour moi, apprendre la tolérance aux élèves c'est énorme donc la tolérance, accepter l'autre comme il est, essayer même de leur faire aimer leur pays, de leur dire que leur rôle maintenant c'est de changer ce pays, de l'aider à s'émanciper, à évoluer, à devenir un pays développé comme tous les pays qu'ils sont en train d'étudier ou qu'ils étaient en train d'étudier. Leur faire aimer ce qu'ils sont, eux, leur identité, leur histoire. Et pour moi c'est ça mon engagement parce que si à travers les années, je me disais quand j'étais jeune, je peux changer des centaines parce que j'avais 8, 12, 10 classes et tout ça.

Si je change autant de gens chaque année, pour moi c'était énorme.

 Mamoune Zizi : 

Maintenant quelles sont les grandes leçons que vous avez cherché à véhiculer à travers vos histoires et à travers les projets que vous avez menés ?

 Houda :

Les femmes au Maroc, même si elles ont eu beaucoup de liberté par rapport à tous les changements qui ont eu lieu dans la constitution, mais même avant la femme marocaine elle était engagée, elle avait une certaine liberté, elle avait une certaine notoriété, elle avait une force, elle était puissante aussi.

C'est pas parce qu'il y a au 19e, au 18e, au 17e et bien avant même au 12e ou je sais pas quoi, la femme n'avait pas d'importance. La femme marocaine a toujours joué un énorme rôle et il fallait leur montrer ça. Comme exemple, j'ai pris cette dame, par exemple Seyda ElHora et j'ai pris aussi une autre dame, Zeyneb Nafzaouiya, qui a marqué l'histoire, qui était derrière Youssef Ibn Tachfin, un des leaders, des grands rois des Almoravides. Donc on a découvert qu'il y a des femmes marocaines très importantes. Sur une shirah qui s'appelle, la shirah elle s'appelle Boucha, qui est une shirah qui a lutté contre un Qaïd, un chef de tribu qui était terrible. Mais cette femme, elle s'est levée et elle a chanté contre le Qaïd en disant que c'est un despote, que c'est un tyran et elle a refusé de se soumettre.

Et cette shirah, elle a été emmurée par le Qaïd pendant, je sais pas, un jour, un mois. Chaque jour, il remontait le mur et elle ne se taisait pas. Elle chantait, elle chantait au fur et à mesure de son emmurement jusqu'au jour où il l'a emmurée. Elle est morte à l'intérieur de cette tombe.

Elle a été enterrée vivante, donc sans vouloir se soumettre. Donc ça pour dire que, pour montrer que même si c'est un pays musulman, traditionnel et tout, nous, on n'est pas, c'est pas l'islam qui... L'islam nous a jamais... La femme a toujours été très importante, elle a joué un rôle dans la société. Donc tous ces droits, ils ont... On les a un petit peu perdus à un certain moment, donc l'homme a commencé à prendre beaucoup plus de pouvoir, surtout par rapport au divorce, le code de la famille et tout ça.

Mais grâce aux constitutions, ça a changé. Donc ça a changé, c'était un combat que les femmes ont mené et elles ont pu, même avant 2011, même avant la constitution de 2011, ils ont pu réaliser ces droits. Quelques droits. Le fait que l'homme avait la décision, la décision de divorcer, la décision de mettre la femme dehors et tout ça, la décision de prendre en charge les enfants ou non, d'avouer que c'était de mettre ses enfants, les enfants en son nom ou pas les mettre, il y avait un impact terrible sur notre société.

On s'est trouvés avec plein d'enfants de rue, avec beaucoup de filles qui meurent parce qu'elles font des avortements clandestinement, avec beaucoup de soucis. D'accord ? Donc c'est surtout ça, c'est surtout les filles qui se font avorter de façon traditionnelle, qui sont mortes ou qui se sont suicidées, que grâce à ça, il y a eu ces changements dans la constitution et la femme a acquis des droits, même si il y a toujours des...

c'est pas à 100%, mais il y a quand même des changements. Il y a quand même des changements et ça va continuer. Ce qui est pénible, c'est que les femmes au Maroc, elles sont sorties lutter contre ces droits. Certaines femmes de partis politiques islamistes, 2000 femmes sont sorties lutter contre le changement dans la Moudawana. 

 Mamoune Zizi :

Mais à votre avis, pourquoi ? 

 Houda :

Parce que là, c'est en rapport avec l'islam,parce que pour elles, l'islam, il a donné le droit à l'homme de se marier de polygame, donc c'est un droit qui est dans le sharia, dans l'islam, donc il ne faut pas le toucher. Pour certaines personnes au Maroc, tout ce qui est écrit dans le Coran, on ne peut pas le toucher, comme le code de la famille par rapport au mariage et tout ça, comme l'héritage. Donc le Maroc, il a fait quelque chose d'extraordinaire, c'est qu'il a fait évoluer ses lois, donc par rapport à essayer de limiter un peu la polygamie qui avait des conséquences terribles, parce que certaines femmes se retrouvaient du jour au lendemain dehors, et l'homme qui partait avec une autre femme.

Donc ça c'était quelque chose qu'on a pu acquérir qui est énorme. Et par rapport à l'héritage, là pour le moment il y a des femmes qui sont en train de lutter pour que ça s'arrange, j'espère que ça s'arrangera, même si c'est écrit dans le Coran que la femme doit hériter que la moitié de l'homme. Réconcilier vos idéologies religieuses et cet engagement. L'islam il est là, le Coran est là, on est des musulmans, mais on peut comprendre ces versets, c'est pas les comprendre autrement, mais essayer de les adapter à notre époque, parce que l'islam c'est une religion qui est extraordinaire, parce qu'à l'époque où Mohammed sallallahu alayhi wa sallam est arrivé dans cette région là, la femme elle n'avait aucun droit, la femme n'avait pas de droit, la femme était...

on la tuait quand les familles avaient des filles, ils les tuaient vivantes, ça s'appelle Ouadoul Ben Etz, Ouadoul Ben Etz c'est enterrer une fille vivante. Les femmes n'héritaient pas du tout, elles n'avaient pas le droit à l'héritage. Quand Mohammed sallallahu alayhi wa sallam est arrivé, donc à l'ouahya où il est devenu prophète, il a donné les droits à la femme.

Donc la femme dans l'islam elle a acquis ses droits, des droits qu'elle n'avait pas avant. Donc l'islam il a lutté pour les droits de la femme, il lui a donné le droit à la parole, il lui a donné le droit à l'héritage, elle n'héritait rien du tout, elle a commencé à avoir la moitié, donc à l'époque c'était énorme. Donc moi aujourd'hui si on me dit non l'islam a dit ça, moi ce que je dis aux gens, mais l'islam il a donné énormément de chance à la femme, pourquoi vous, vous ne pouvez pas faire ça.

 Mamoune Zizi : 

 En parlant de cause justement, vous pensez que c'est quoi les combats auxquels les femmes sont encore confrontées aujourd'hui, les engagements qu'elles devraient prendre ?

 Houda : 

 ​​La liberté, la liberté. Moi femme marocaine, je me dis, le devoir que j'ai et que j'ai mené, je vais mener énormément, c'est d'aider les gens à être, c'est ce que je t'ai dit tout à l'heure, à comment te dire, qui soient moins dans les traditions, plus ouverts d'esprit, je trouvais pas le mot, il n'y a pas d'ouverture d'esprit, il n'y a pas de culture, les gens sont devenus, ils se sont appauvris culturellement.

Quand je compte par ma mère, ma mère me disait, moi mon combat c'était d'enlever la jellaba et de m'habiller en robe, dans les années 30. Les femmes, leur combat c'est de remettre la jellaba que moi j'ai jeté, que moi j'ai enlevé. Donc je me dis que le combat de ma mère c'était de se libérer de beaucoup de fardeaux. Aujourd'hui, moi je sens des fois le regard de l'autre qui est dur. Le droit à la parole, le pouvoir, tant que femme, avoir le droit de parler, d'être libre de parler, de dire ses idées.

On va pas dire non toi tu es une femme, tais-toi. Non, moi je suis une femme, j'ai le droit à la parole, je peux parler. Et être en face de toi, toi qui es homme, qui te donne plus le double de droit, des droits que j'ai. Donc la parole, le vestimentaire, m'habiller, avoir le droit de mettre ce que je veux.

Par le biais de l'enseignement, tu vas gagner des esprits libres. Et la liberté, c'est de pouvoir être à égalité devant l'autre. La liberté aussi, c'est de mettre les limites à l'autre qui va toucher à ta liberté. Et ma mère a juré, elle m'a dit, jamais tu feras la couture ou quelque chose. Je veux que tu sois une femme libre et c'est la liberté que tu acquies par l'enseignement et l'éducation.

 Mamoune Zizi : 

 Avez-vous un exemple de problème par lequel la femme marocaine doit passer dans son quotidien ?

 Houda : 

Au Maroc, tout se joue dans les quartiers. Je pars habillée, de la même façon, pour voir comment l'autre va, qu'est-ce qu'il va voir en moi. Donc souvent, dans les quartiers très populaires, les gens ne plaisent pas de te voir habillée d'une certaine façon. Ils n'ont pas encore l'habitude de voir des femmes qui s'imposent.

Pour eux, tu les déranges, tu es trop. Une femme, elle est trop quand elle s'impose par sa façon d'être. Parce que t'habiller, comme tu veux, c'est aussi dire, je suis une femme libre, je m'impose à toi. D'accord ? Parce que l'homme, il a tout le temps ici, il y a certains, ils veulent tout le temps sentir qu'ils sont importants pour toi.

D'accord ? Pour eux, tu es toujours démunie, tu es la moitié de ce qu'ils

sont eux. Tu es qu'une moitié, tu n'es pas l'entité entière. Donc on a des difficultés. Moi, j'ai été plusieurs fois agressée dans certains quartiers par rapport à ma façon même d'être. Tu peux mettre la jellaba, mais dans ta façon d'être, par exemple, moi je vais être coiffée comme ça. Je vais avoir une démarche. Ma démarche, c'est de marcher droite avec la tête haute. Ah ben, c'est pas toutes les femmes qui vont marcher droite, la tête haute. Ça veut dire que tu marches la tête haute. Par exemple, ils vont marcher comme ça.

Moi, on me disait, quand tu dois marcher dans la rue, tu dois marcher comme ça. Pas marcher comme ça pour que quelqu'un te voit, pour que tu dises, ah c'est d'un homme, elle est bien, elle est à marier. Moi, ce n'est pas mon cas aujourd'hui. Une femme doit marcher avec beaucoup d'humilité.

Ah ben non, j'ai envie de marcher et m'imposer, imposer mon corps. Gros, maigre comme il est, on s'impose. Et il y a beaucoup de femmes qui sont dans la confrontation aujourd'hui au Maroc. 

 Mamoune Zizi : 

 Sur cette excellente transition, nous allons maintenant passer à notre seconde interview avec Madame Ghita Sqalli, qui est architecte, urbaniste, mais également engagée dans l'association Mentorelle. Donc, nous allons traiter de son parcours dans l'associatif, mais également d'une autre forme de militantisme, qui est pour elle celle de designer des villes plus inclusives.

 La première question que j'ai envie de vous poser, Ghita, c'est, est-ce que vous pourriez brièvement nous raconter votre histoire, votre parcours de vie, et plus spécifiquement, ce qui vous a motivé à vous impliquer dans l'associatif ?

 Ghita :

 Je suis une Marocaine, née au Maroc, élevée au Maroc, dans une famille d'intellectuels, mais donc je pensais que j'étais protégée de la misogynie ambiante qui était en général dans la société. Donc, je pensais que j'étais plutôt privilégiée. Et puis, avec le temps, je me suis rendue compte que pas du tout, et qu'il y avait certains préjugés, des mécanismes, des biais qui persistaient.

Je me suis rendue compte petit à petit, de l'adolescence jusqu'à peu près, et après ça continue, je m'en rends compte encore. Et donc, au fur et à mesure, j'ai commencé au début juste à suivre des réseaux sociaux, avec des amis bien sûr qui, elles, étaient un peu plus militantes.

Et ce qui a vraiment déclenché les choses, ça a été de lire, en fait. Lire les écrits féministes, découvrir des autrices, découvrir des podcasts aussi. Voilà, c'est toute la révolution média qui a libéré un petit peu, qui s'est émancipée des canaux classiques dirigés par toujours les mêmes personnes, qui ont tout intérêt à maintenir un système et avoir des voix qui étaient un peu plus indépendantes.

Donc, j'ai commencé à suivre beaucoup de podcasts, à lire des choses aussi. C'est là où je me suis dit, il y a des choses à faire. Déjà, comprendre les mécanismes, comprendre comment les démanteler, et ensuite se mettre dans de l'associatif pour commencer à démanteler justement tous ces mécanismes-là.

Et c'est comme ça que je suis arrivée à Mentor’elles, qui est une association dont le but est de trouver des mentors pour les femmes, parce que c'est partie du constat que les femmes, parce qu'elles sont préconditionnées comme ça, dans la carrière, en fait, entre 30 et 40 ans, et en général, c'est à l'occasion du premier enfant, ou une espèce de remise en question de pourquoi est-ce que je suis salariée, qu'est-ce que je fais là.

Donc, il y a aussi une réflexion sur le système capitaliste qui nous enferme dans des boîtes. En fait, c'est partie du constat que les femmes, quand elles sont confrontées à ce genre de dilemme dans leur carrière, elles sont souvent perdues, elles n'ont personne qui les guide et personne qui les protège, mais qui les aide, disons.

Elles se sentent souvent seules, et le résultat de ça, c'est qu'elles ne font pas toujours les bons choix, parce qu'elles font des choix par défaut, plutôt que des choix où elles assument vraiment ce qu'elles veulent. Et donc, Mentor’elles est née comme ça, avec l'objectif de donner à des femmes qui sont dans ce type de questionnement, donc c'est plutôt orienté carrière, mais bon, après, qui dit carrière, dit aussi beaucoup de choses intimes.

Mais en gros, c'est quand on a un dilemme entre ses valeurs intimes et un moment de sa carrière, offrir un mentor à ces jeunes femmes-là pour qu'elles puissent affirmer qui elles sont vraiment. Au-delà du mentoring, ce qui m'intéresse beaucoup dans l'association, c'est vraiment juste de se retrouver entre femmes et de pouvoir parler, et juste par la force de dire, de voir qu'on n'est pas toutes seules, parfois, quand on se pose certaines questions et partager ces questionnements, voir qu'elles sont vraiment généralisées chez tout le monde, quelquefois l'âge, l'expérience, le milieu familial, le milieu social, juste de se rendre compte parfois que certaines choses auxquelles on est confronté en tant que femmes, elles ne sont pas du fait de notre personne, mais elles sont juste du fait de notre genre, donc ça met en colère au début, et après, ça donne envie, c'est une bonne colère, ça donne envie d'essayer de lutter contre ça.

 Mamoune Zizi : 

 Mais du coup, en tant que militante, vous répondriez comment aux gens qui ne sont pas prêts à un tel changement au Maroc et à un bouleversement des valeurs traditionnelles, si ça ne sert à rien de leur en parler, est-ce que ça veut dire qu'il faut juste rester en retrait et ne pas s'engager avec eux ? En fait, je ne sais pas s'il y a vraiment beaucoup de gens qui ont le courage de dire « je veux que rien ne change ». Dans le cadre de mon travail, je travaille avec des anciens bidonvillois, dans le cadre de leur relocalisation en milieu urbain, et comme je travaille avec eux pour dessiner l'espace public, la question du genre, elle se pose forcément.

Pour qui allons-nous dessiner l'espace public ? Est-ce que c'est pour les hommes ? Est-ce que c'est pour les femmes ? Parce qu'on ne dessine pas l'espace public de la même manière. Très vite, la question du genre arrive sur la table et ce n'est pas moi qui la mets sur la table, mais c'est les hommes.

En général, ce ne sont pas des jeunes non plus. C'est eux qui, par leur observation et par une évolution, me disent qu'il faut absolument avoir des espaces publics pour les femmes parce qu'elles sont tout le temps à la maison et elles en peuvent plus.

 Mamoune Zizi : 

 Mais comment on fait ça ? Comment on dessine des espaces publics pour les femmes ? 

 Ghita :

 En fait, il y a deux questions qui sont importantes quand on dessine l'espace public pour les femmes.

C'est la question de la sécurité et du confort. La sécurité, c'est quoi ? C'est qu'il faut que l'espace soit toujours visible depuis la rue. En fait, on est en sécurité quand on est visible. Dès qu'on n'est plus visible, on est en situation de stress.

Est-ce que vraiment on est en danger ? Je ne sais pas. On ne peut pas savoir parce que ça dépend des quartiers. Mais en tout cas, en tant que personne, quand on est dans un endroit où personne ne peut nous voir, on se sent plus en situation de faiblesse ou de danger.

 Mamoune Zizi : 

 Mais est-ce que vous pensez que c'est féministe de designer l'espace public pour les femmes ? Est-ce que ça ne vient pas quelque part renforcer la position de la femme ? En tant que femme, elle a un rôle social un peu vulnérable. Elle ne peut pas sortir dans certaines rues si elle va au parc avec les enfants.

Parce que vous dites par réalisme, mais vous entendez quoi par réalisme ?

 Ghita : 

 Non, moi ce que je dis, ce pour quoi je milite, ce n'est pas de faire des enclaves. Moi, mon discours s'applique absolument à l'entièreté de la ville. Et quand je parle d'une rue qui ne devrait pas être dessinée que pour les hommes jeunes valides, je pense que ça, ça va dans l'intérêt de tous. Ça ne va pas que dans l'intérêt des femmes et des enfants.

J'en veux pour preuve le fait que ce soit des hommes aujourd'hui qui me disent « s'il te plaît, dessine des rues et des jardins qui sont plus inclusifs ». Et le fait d'avoir une représentativité diversifiée dans la rue, c'est vraiment un gage de sécurité pour tout le monde.

Et ça, je l'ai remarqué aussi quand j'ai travaillé avec des communes et les autorités, la police et ceux qui sont en charge de la sécurité. La manière dont ils décrivent les zones à risque, par exemple, quand ils me disent « fais attention quand tu vas dans cette rue ou dans cette rue », ils vont me dire « Fiha Ghir Rajala ». (on n’y retrouve que des hommes)

Mais je pense que tout le monde et la ville ont tout intérêt à rendre l'espace public beaucoup plus inclusif pour tout le monde, parce que, ne serait-ce que d'un point de vue commercial par exemple, le point de vue sécuritaire, il est évident. Et c'est une problématique très importante dans la ville en général.

Mais d'un point de vue commercial aussi, plus les gens passent du temps dans la rue et plus les commerces qui sont dans la rue ont du chalain qui passe chez eux.

 Mamoune Zizi : 

 Du coup, pour revenir à Mentor’elles, je vous ai demandé s'il y avait des personnes qui penseraient que le Maroc n'est pas prêt pour un changement comme ça. Maintenant ma question serait plus est-ce qu'il y a des femmes qui résistent elles-mêmes à leur propre émancipation ? Parce que peut-être que l'intérêt du mentoring et le fait qu'il y ait beaucoup de gens qui se regroupent pour partager leur expérience, c'est le fait de faire sentir à des femmes qu'elles sont plus valides. Mais est-ce qu'il y a des femmes qui sont un peu dans des schémas patriarcaux parce qu'elles ont grandi en intériorisant certaines normes et qui elles-mêmes ne se sentent pas prêtes à rentrer dans le milieu professionnel ?

 Ghita : 

Mais on a tous des biais cognitifs qu'on a intériorisés parce que le système est très bien fait pour ça. À moins d'avoir vécu dans une grotte, et encore, dans une grotte on n'a aucune conscience de la société. Mais dès qu'on vit en société aujourd'hui, quel que soit le pays où on est, on est abreuvé de biais sexistes dès la naissance. Même si on essaie d'évoluer dans des cercles strictement inclusifs, on va forcément être confronté à ça. Donc est-ce qu'il y a des femmes qui sont encore résistantes ? Mais bien sûr, même moi, malgré toute la déconstruction que j'ai entamée il y a plusieurs années, je me retrouve parfois à me dire « Pourquoi tu réfléchis comme ça ? »

 Mamoune Zizi : 

 Maintenant, quelles sont les grandes lignes d'une des success stories qui vous a le plus touché à Mentor’elles ? Et surtout, comment vous pensez que cette histoire a contribué à l'émancipation de certaines femmes ?

 Ghita :

 De manière générale, les femmes ne s'accompagnent pas à la mise en terre. Elles ne sont pas là quand la dépouille va être mise en terre. Et donc là, ça a lancé un débat en fait. Enfin, ça a lancé un partage d'expérience dans lequel toutes celles qui avaient osé dire « Non, moi je veux accompagner mon oncle, ma grand-mère, mon mari à la mise en terre parce que ça me fait du bien et je vais réussir à mieux faire mon deuil comme ça. On commençait à partager cette expérience en disant toutes les difficultés qu'elles ont eues parfois à s'opposer à leurs familles qui leur disaient « Non, parce que dans la religion, ce n'est pas possible » alors qu'il n'y a rien qui est écrit comme ça ou « Non, ce n'est pas dans la tradition. » C'était du militantisme en fait, au niveau de l'intime, mais c'était du militantisme et le fait qu'on partage ça tout ensemble. Et donc ça a fait la discussion d'une soirée, après on est passés à un autre thème. Et quelques jours après, il y a l'une d'entre nous qui a posté un message pour nous dire « Les filles, je voulais toutes vous remercier parce que je viens de perdre, je ne sais plus qui elle avait perdu est-ce que c'était son père ou je ne sais plus, quelqu'un de très proche d'elle.

Et grâce à vous, j'ai trouvé le courage de m'opposer à tout le monde et d'accompagner la mise en place. » Et donc elle nous avait envoyé un message pour nous dire « Merci de m'avoir ouvert les yeux sur cette possibilité. Grâce à vous, j'ai bien fait mon deuil, je suis plus sereine.

» Voilà, et en fait je trouve cette histoire intéressante parce que pour moi, c'est une success story parce qu'elle montre vraiment que les mécanismes dont on parle, c'est des mécanismes pernicieux parce qu'ils se passent dans la sphère intime. Et donc on n'arrive pas à se dire, comme ils se passent dans la sphère intime, on n'arrive pas à se dire qu'en fait ils sont le résultat d'un système qui est généralisé.

Et du coup, quand on subit ça, on a souvent l'impression qu'il faut se battre seul. Et que c'est nous qui n'arrivons pas à accepter quelque chose. Et que donc c'est un problème que nous devons régler. Alors qu'en réalité, c'est un problème que la société doit oeuvrer de manière concertée et de manière globale pour résoudre ce type de problème. Parce qu'ils sont sociétaux et systémiques.

 Mamoune Zizi : 

 Mais pourquoi aujourd'hui est-ce que c'est important d'encourager les femmes à s'intégrer dans le monde professionnel au Maroc, justement pour démanteler ce système ?

 Ghita : 

Parce qu'elles travaillent déjà, mais elles travaillent gratuitement. Donc il faut qu'elles accèdent au travail, mais qu'il soit payé. Mais en fait, on ne s'est pas battues pour travailler, on s'est battues pour percevoir un salaire pour un travail. Parce que les femmes ont de tout temps travaillé dans la maison.

Mais c'est juste le travail reproductif et le travail éducatif et le travail de tenir une maison, c'est vraiment du travail, c'est une charge mentale. C'est juste que c'est un travail qui a été fait gratuitement depuis la nuit des temps. Et il a été fait gratuitement pour permettre aux hommes d'aller travailler dans les usines et de donc servir le capital contre un salaire.

En fait, c'est tout le système qui est construit sur ça. C'est tout le système qui est construit sur le travail gratuit des femmes. Parce que c'est ce travail gratuit qui permet à la société de continuer à produire des enfants qui vont à l'école et qui deviennent de bons ouvriers, et qui permet aussi aux hommes d'aller dans leur travail. Et donc vraiment, c'est pour ça que je disais que tout était lié. Le capitalisme est extrêmement lié au sexisme et au colonialisme. En fait, tous les systèmes d'oppression sont liés entre eux. Et parce qu'à partir du moment où on a une indépendance financière, on a une indépendance sur d'autres volets. 

 Mamoune Zizi : 

 Nous allons maintenant passer à notre troisième interview avec Mme Rijal Khayat, qui est auteure, ethno-anthropologue et psychiatre.

Donc, elle a écrit extensivement sur la condition féminine, d'abord dans les pays maghrébins, mais également de manière plus universaliste.

Ce que je vais vous poser, c'est une question de présentation. Est-ce que vous pouvez nous raconter votre histoire, votre parcours en tant que médecin ? Plus spécifiquement, ce qui vous a motivé à écrire sur la condition féminine ?

 Rita : 

 Bon, alors j'ai fait de la médecine par hasard, parce qu'en fait, j'étais faite pour faire des études de lettres classiques, grecques, latins, etc. Donc, je suis arrivée à la médecine et puis ça m'a passionnée. Donc, je me suis reconvertie dans les sciences.

Et j'ai même trois spécialités différentes. Donc, je suis médecin, je suis psychiatre et psychanalyste, je suis médecin du travail, spécialiste d'ergonomie et je suis médecin spécialiste de médecine aérospatiale. Donc, c'est un domaine qui m'a absolument passionnée, que j'ai fait avec beaucoup, beaucoup d'ardeur, d'entêtement.

Et donc, voilà. En plus, comme je suis l'élève d'un très grand ethno-psychiatre, j'étais obligée de rentrer en anthropologie pour suivre son séminaire. Et donc, après, évidemment, j'ai fini l'anthropologie aussi. Tout cela à Paris. Et donc, après, j'ai donc travaillé pour exploiter mes connaissances, tout simplement.

 Mamoune Zizi : 

 Et du coup, qu'est-ce qui vous a motivé à écrire ?

 Rita : 

 Alors, j'ai commencé à écrire quand j'étais à Paris. J'ai écrit, je me suis autorisée à écrire, justement parce que Paris est une capitale intellectuelle extraordinaire et aussi parce que j'avais beaucoup, beaucoup, beaucoup souffert de la condition féminine, personnellement.

Et je voyais bien qu'en face d'un homme, une femme, c'était rien du tout. D'ailleurs, le problème n'est pas résolu jusqu'à ce jour, parce qu'on ne peut pas dire qu'il y a une complète égalité entre l'homme et la femme dans le monde. On en est très loin encore.

Moi, je suis orpheline de papa. J'ai perdu mon papa avant l'âge de 14 ans. Et donc, j'ai beaucoup, beaucoup souffert du statut de l'orpheline dans cette société. Et je me suis rendu compte que, en fait, soit on était protégé par le père, donc par le patriarcat, soit on ne l'était pas.

Et donc, c'était extrêmement difficile. Et donc, j'ai commencé à écrire. Et puis, je ne me suis plus arrêtée. En fait, maintenant que j'analyse pourquoi j'ai écrit sur le monde arabe et le Maghreb, je voulais me comprendre. En fait, je voulais me comprendre.

Je voulais comprendre ma famille, mes origines, mon pays, les pays qui ressemblent à mon pays, etc. Donc, c'était plus une introspection que j'ai dérivée sur l'écriture par rapport aux autres. Maintenant, j'ai quitté ces mondes-là. Je me suis versée sur l'universalisme et je réfléchis à la condition des femmes dans le monde, c'est-à-dire à l'être féminin.

Les problèmes sociaux et politiques ne m'intéressent plus tellement. Ce qui m'intéresse, c'est le profond du féminin.

 Mamoune Zizi : 

 Et du coup, à travers cette quête, vous avez pu trouver quoi pour l'instant ?

 Rita : 

 Que les femmes se ressemblaient partout, mais qu'il y a des rôles sociaux et des rôles familiaux, et des rôles même de gestion de la famille, de la société. Mais qu'en fait, l'être féminin a une spécificité qui est cette nature féminine, dont on n'a pas encore beaucoup creusé, parce que c'est les hommes, par exemple les psychanalystes, c'est les hommes qui ont beaucoup écrit, par exemple, sur la sexualité féminine.

Il y a très très peu d'écrits importants, comme celui de Mustapha Safwan, etc. Ce sont des hommes d'abord, Freud en particulier, qui se sont intéressés à l'être féminin. Et moi, je pense qu'un homme ne peut pas comprendre l'intimité complète de l'être féminin dans ce qu'il a de plus profond.

 Mamoune Zizi : 

 J'ai vu que vous avez écrit extensivement sur les violences traditionnelles faites contre les femmes. Est-ce que c'est un approche universaliste ?

 Rita : 

 Alors, il est universaliste dans ce sens où j'ai parcouru toutes les civilisations du monde, dans le temps et dans l'espace. Donc, j'ai essayé autant que possible, enfin, dans la mesure de tout ce que j'ai collecté comme documentation, comme témoignage, comme écrit, etc.

à travers le temps et à travers l'espace. C'est-à-dire, pourquoi on bandait les pieds des Chinoises et puis pourquoi les femmes arabes sont interdites de sortir, étaient interdites de sortir et regardaient la rue à travers le moucharabier. Et donc, c'est en révélant toutes ces exactions, ces violences, qu'on peut un jour les éradiquer.

 Mamoune Zizi : 

 Dans l'exemple du Maroc spécifiquement, est-ce que vous pensez qu'il y a plus de violences physiques ou plus symboliques qui sont imposées par le patriarcat du coup ?

 Rita : 

 Ben non, elles sont physiques. Et puis, il y a une violence aussi qui est simplement celle de faire respecter à la femme son statut d'inférieur. C'est une violence, même sans la frapper, même sans rien du tout. Par exemple, un homme qui interdit à sa femme de travailler, c'est une violence.

Or, il n'est pas méchant, il ne la frappe pas, il lui apporte ce dont elle a besoin, mais c'est son bien personnel. Elle devient son bien personnel, elle n'a pas le droit d'avoir une vie extérieure à elle. Elle n'a pas le droit de capitaliser par le travail, de faire un capital personnel.

Donc, elle reste dans une dépendance et c'est une forme de violence.

 Mamoune Zizi: 

 Et selon vous, c'est quoi la violence la plus prévalente au Maroc ?

 Rita : 

C'est de laisser les femmes un alphabète, parce qu'il y a un très grand nombre d'analphabétismes chez les femmes. C'est de faire la différence entre le garçon et la fille à tout point de vue. Et donc, on continue à perpétuer le patriarcat à travers cela.

C'est, par exemple, ne pas laisser à la fille la liberté de son corps. Son corps ne lui appartient pas. D'abord, il est préservé par le père, et puis ensuite, il va appartenir à son mari. Il n'y a pas cette inviolabilité du corps, parce que tout être humain naît libre.

Et inviolable. C'est dans la Déclaration des droits de l'homme. Et donc, il y a une espèce de violence dans cette sous-catégorisation des femmes.

 Mamoune Zizi : 

 Pour tendre vers une égalité ? Ce serait une égalité qui serait centrée sur quoi exactement ?

Rita : 

 Alors, l'égalité doit être juridique. Elle doit être économique. Elle doit être politique. Elle doit être philosophique. De donner aux femmes leurs droits juridiques. Non, d'abord, philosophiques. Juridiques, économiques, politiques et sociaux. On va avoir des êtres l'un en face de l'autre, qui seront dans un rapport égalitaire, mais dans un rapport d'homme-femme.

 Mamoune Zizi : 

 Alors, une autre question que je voulais vous poser, c'était par rapport aux écrits des filles de Shirazade. J'ai lu quelques synthèses. Et il y a des gens qui ont relevé que les femmes sont associées à des bombes humaines, en raison de leur explosion face à la répression qu'elles subissent, dans un système qui les écrase. Donc, pourquoi avoir utilisé cette analogie pour définir la femme ?

 Rita : 

 Parce que le ventre de la femme est une bombe. C'est parce qu'elle fait des enfants très souvent pour se défendre. Elle fait des enfants parce qu'elle pense qu'ils vont lui apporter des choses.

Elle fait des enfants parce que comme ça, elle a une importance sociale. Par exemple, dans la région de Beni Mellal, une de mes patientes m'a dit, « Oulé da'a shra, oukhrij daht shijra ». (j’ai fait dix enfants et je suis tombée sous l’arbre) C'est-à-dire qu'à partir du moment où tu en as dix, tu deviens, ça y est, tu ne crains plus personne. 

« Oulé da'a shra, oukhrij daht shijra ». C'est une paysanne de la région de Bnimellel. Ça veut bien dire ce que ça veut dire. Alors, effectivement, les femmes utilisent leur ventre souvent contre l'homme. Moi, j'ai des tas de patients hommes qui ne veulent plus d'enfants.

J'en ai vu un cet après-midi, il en a trois. Sa femme a déjà 40 ans, elle veut faire un autre enfant, il ne comprend pas pourquoi. Parce qu'il a déjà trois enfants. Et donc, le ventre des femmes, oui, c'est une bombe. Parce que si elles font, par exemple, quand vous voyez une pauvreté extrême au Bangladesh, une pauvreté extrême, et dans cette pauvreté extrême, une femme, ou en Somalie, ou, je ne sais pas, dans ces pays extrêmement dépourvus, ce n'est plus le cas du Maroc.

Vous voyez des femmes qui ont aussi sept enfants, qui meurent de faim, qui ne vont pas à l'école. Je veux dire, on n'a pas le droit. On n'a pas le droit. Pourquoi faire sept enfants quand il va y avoir sept personnes blessées, qui vont arriver à rien, qui ne mangent pas à leur faim, qui ne vont pas à l'école ?

Il y a quand même l'amour de l'autre. C'est presque faire des enfants pour contrecarrer la mort. Mais un enfant, on ne le fait pas comme ça. Un enfant, d'abord, on le fait par amour. Et un enfant, on le fait parce qu'on a les moyens de le faire vivre, les moyens de le faire grandir, etc.

Tous les moyens pour qu'il soit heureux. Faire des enfants, oui, mais pour qu'il soit heureux. Et puis, j'ai joué sur les bombes humaines, c'est-à-dire les garçons qui se font exploser.

Mamoune Zizi : 

 Quand vous dites peur de la mort, c'est une peur fondamentale de la mortalité ou c'est vraiment pour se protéger de violences aussi ?

 Rita : 

 Oui, c'est tout ça à la fois.

C'est-à-dire que les femmes pensaient que plus elles avaient d'enfants, plus elles étaient protégées. C'est même un fantasme. Mais on peut les comprendre parce qu'une femme qui n'a pas de droit, une femme qui n'a rien, effectivement, elle est en droit.

Elle est absolument en droit de se dire « mais c'est mes enfants qui vont m'apporter quelque chose. Ils vont m'apporter de l'affection, ils vont s'occuper de moi quand je serai vieille, etc. » Donc, oui, on peut le penser de cette manière.

 Mamoune Zizi : 

 Et est-ce que selon vous, la femme aura un rôle social qui changera ou est-ce que le fait d'être une mère, c'est vraiment le seul facteur qui puisse la protéger dans certaines sociétés ?

 Rita : 

 Écoutez, maintenant, on s'accorde à dire qu'au Maroc, on fait beaucoup, beaucoup moins d'enfants. Oui, probablement et réellement. Mais le statut de la femme est en train de changer parce que ce qui change la donne, c'est qu'elle est sortie travailler. À partir du moment où vous avez un certain nombre de milliers de femmes qui travaillent, tout va changer.

Tout va changer. Celles qui ne travaillent pas vont avoir envie de travailler. Celles qui travaillent, elles sont déjà différentes et leurs filles seront encore plus et ainsi de suite.

Mamoune Zizi : 

 Est-ce qu'on avance vers ça ?

 Rita : 

 Oui, parce que d'abord, l'instruction va amener les filles, justement, à vouloir une vie personnelle. Ça ne sert à rien de former des filles qui vont rester à la maison. Ça ne sert strictement à rien. Elles-mêmes, d'ailleurs, les femmes elles-mêmes veulent une occupation, veulent se sentir utiles, veulent se sentir importantes et non plus simplement rester à éplucher des légumes et à faire taire l'enfant qui pleure. 

 Mamoune Zizi : 

 C'est juste s'il y a une chose que vous voudriez que du coup, une audience puisse se retenir de cette interaction, ce serait quoi ? Ce seraient quoi vos conseils pour un meilleur futur pour la femme ?

 Rita : 

 Moi, je ne crois pas à un meilleur futur pour la femme. Je crois à un meilleur futur pour l'humanité. Et le meilleur futur pour l'humanité, c'est que les hommes et les femmes s'entraident et surtout qu'il y ait la paix parce que c'est dans la paix qu'on peut construire. Dans la paix si possible, dans le progrès, dans moins de consommation, moins de consommation, dans plus de recherche de l'équilibre et de cette chose derrière laquelle on court et qui s'appelle le bonheur.

 Mamoune Zizi : 

 Pour finir, nous avons avec nous Mme Khadija Al Amrani qui est avocate de la famille au Maroc mais également engagée à travers l'association w-lady qui cherche à abroger certains articles de la Moudawana et qui cherche à l'harmoniser également avec la Constitution. Elle va nous parler de la situation légale au Maroc avant et après la Moudawana ainsi que de ce qu'elle considère être des lacunes juridiques qui restent encore à pallier.

 La première question serait une question de présentation. Est-ce que vous pouvez nous raconter votre histoire, votre parcours en droit et plus spécifiquement ce qui vous a motivé à vous impliquer avec l'organisation w-lady ?

 Khadija : 

 Alors moi je suis avocate. Initialement, je suis avocate spécialisée en droit des affaires. C'était le cursus que j'ai choisi dès le départ jusqu'au jour où je vis une expérience personnelle qui fait que je perds la garde de mes enfants et donc là je réalise que je ne peux pas rester dans le mimétisme.

C'est-à-dire que ce mimétisme sociétal de souffrir en silence et de faire semblant que tout va bien alors que c'est une injustice, la loi est injuste parce que j'ai perdu la garde parce que je me suis remariée. Là je me dis que je ne peux pas rester dans le mimétisme et là je me dis qu'en tant qu'avocate, je ne peux pas rester que dans le droit des affaires et fermer les yeux sur le droit de la famille qui constitue, parce qu'un individu c'est un tout, et que ça constitue également une partie très importante à des revendications. J'ai voulu vraiment dire stop aux inégalités face aux droits parentaux…parce qu'il y avait énormément d'inégalités en tant que femmes, arabes, musulmanes, marocaines, africaines. J'ai compris qu'on n'était pas du tout l'égal de l'homme sur le plan des lois. Donc voilà, c'était vraiment pour ça que j'ai décidé de créer l'association.

 Mamoune Zizi : 

 Et vous faites quoi spécifiquement dans l'association ?

 Khadija : 

 L'association a été créée justement pour militer. Donc on a organisé plusieurs événements. On a organisé un symposium africain qui a eu énormément d'impact pour justement militer pour qu'il y ait ce changement. Et nous avons vu des grands changements entre la création de l'association. Moi je pensais que ça allait mettre 10-15 ans, mais c'est vraiment une réponse, un dialogue avec les autorités. A ma grande surprise, trois années après, on a eu droit à ce fameux discours de Sa Majesté, celui du 30 juillet 2022, qui lui a déclaré la révision de la Moudawana. Et forcément c'est un grand, grand, grand acquis pour nous les femmes marocaines, cette ouverture de ce chantier de réforme, parce qu'il est grand temps que notre situation change. Nous souffrons à tous les stades, à tous les stades de notre existence. Nous sommes heurtés à des injustices où on se sent inférieur. C'est vraiment une remise en question d'un système patriarcal, de lois patriarcales, qui aujourd'hui n'ont plus du tout de sens. Et ce sont des lois qui, dans tous les cas, même sur le plan religieux, n'ont aucun sens, absolument aucun sens. 

 Mamoune Zizi : 

 Du coup, vous répondriez quoi aux personnes qui clament aujourd'hui que la loi concernant le divorce au Maroc est bien plus en faveur des femmes et qu'elle ne laisse pas forcément d'espace aux pères de prendre soin de leurs enfants de manière directe ?

Il y a beaucoup de gens qui pensent que pour le divorce, c'est un peu un paramètre par défaut que la mère est la garde et que le père doit verser de l'argent pour s'occuper des enfants, mais que la plupart du temps, c'est pas lui qui s'occupe de ça.

 Khadija : 

 Initialement, le législateur a donné la garde à la mère et la tutelle légale au père. C'est un système qui a montré sa grande défaillance. Grande défaillance, parce qu'on se retrouve avec des enfants qui sont automatiquement privés de l'un ou l'autre des parents. On se retrouve avec des enfants qui font l'objet, lorsqu'il y a un chantage entre les parents ou un règlement de compte entre les parents, et bien c'est les enfants qui doivent en payer le prix. On sait très bien que le nombre de divorces explose annuellement. Les statistiques du ministère de l'Intérieur, le ministère de la Justice révèlent qu'il y a au-delà de 100 000 divorces par an. Si on fait le calcul, si dans une famille, il y a 3 personnes, on parle de 500 000 personnes par an qui sont concernées par la réforme, il faut vraiment, vraiment, vraiment revoir tout cela, donner la possibilité au père de s'impliquer dans la vie de l'enfant. Et également, je trouve ça inadmissible qu'on enlève la garde à la maman lorsqu'elle se remarie. Et également, je trouve ça quand même scandaleux que la mère ne puisse pas qu'elle ait la garde sans avoir un droit de tutelle. Parce que c'est très important de pouvoir élaborer les documents administratifs de son enfant.

 Mamoune Zizi : 

 À ce propos, justement, pour la loi, les articles 173, 174, 175, qui expliquent qu'en cas de remariage, la mère perd la garde des enfants mais pas le père, est-ce que vous... enfin, pourquoi vous pensez que la loi a été écrite de cette manière et pourquoi est-ce que c'est important d'y remédier ?

 Khadija : 

 C'est inconstitutionnel. Ces articles sont devenus inconstitutionnels. C'est des articles qui ont été écrits de cette manière, de façon abusive. Franchement, je trouve ça extrêmement abusif. Enlever la garde à une maman parce qu'elle s'est remariée, sachant que cette femme ne peut pas avoir de relations sexuelles hors mariage, à cause des relations sexuelles hors mariage, parce que dans ce cas-là, elle perdrait complètement la garde et même le droit de visite. Ça voudrait dire qu'elle est de mauvaise mœurs. Mais en plus, on la prive également de se marier parce que si elle se remarie, elle perd la garde.

Ce sont des articles qui sont anti... qui dénaturent complètement les libertés, qui violent complètement les libertés qui sont fondamentales. C'est des articles qui sont inconstitutionnels depuis la constitution de 2011, parce qu'on sait que cette constitution est venue avec le fameux article 19, qui fait croire que la mère remariée perd la garde, alors que...

L'article 19 qui prévoit l'égalité homme-femme dans toutes les lois, alors que là, en l'occurrence, la mère qui se remarie, elle perd la garde au moment où le père qui se remarie ne perd pas la garde. Donc ce sont des articles qui, à mon sens, sont devenus complètement inconstitutionnels depuis la constitution de 2011. Il n'y a pas lieu de... Il y a lieu de les revoir et d'harmoniser la Moudawana avec la constitution.

 Mamoune Zizi : 

 Avec l'élection du RNI, on voit qu'on est envers un Maroc qui est plus moderne, où il y a plus de place pour les doléances modernes. Est-ce qu'il y a une évolution de la jurisprudence dans le sens de l'émancipation des femmes, aussi dans les tribunaux ?

 Khadija : 

 La jurisprudence n'évolue pas encore. C'est-à-dire que nous voyons beaucoup d'abus, parce que c'est normal. Les juges se conforment à la loi, à ce que dit la loi actuelle. Mais c'est vrai que nous avons un grand... Nous avons un énorme espoir dans le RNI pour faire aboutir cette réforme, parce que je pense que nous avons tous été aux urnes en détresse de ces réformes. Les lois sont devenues caduques et elles nécessitent vraiment un travail assez approfondi pour qu'elles puissent être égalitaires et logiques.

 Mamoune Zizi : 

 Il y a une question à laquelle vous avez déjà répondu. Est-ce que les femmes aujourd'hui sont tributaires du patriarcat ? Et si oui, comment modifier l'amour des Wana d'une façon qui peut être un peu plus respectueuse des traditions et du culte au Maroc ?

Quand vous parlez des articles 173, vous dites qu'ils sont anticonstitutionnels. Mais est-ce qu'ils tentent de respecter la liberté du culte ou est-ce que ça n'a rien à voir à votre sens ?

 Khadija : 

 Rien à voir avec la liberté du culte. Lors de notre symposium de 2019, le symposium africain, nous avons invité carrément l'adlou l'ihsane et une série d'ulama qui ont été très clairs sur ces questions-là, que jamais l'islam n'a prévu, ni le Coran ni la Sunna, n'ont prévu qu'on enleve la garde à la mère lorsqu'elle serait mariée.

Ce sont des articles complètement abusifs qui n'ont rien de religieux.

Nos revendications sont conformes aux valeurs religieuses et nous avons une conviction, c'est que les valeurs religieuses peuvent être compatibles avec les valeurs universelles. 

 Mamoune Zizi : 

 Est-ce que vous pensez que, d'un point de vue légal, la Moudawana a pu faire évoluer, dans le bon sens, la condition de la femme pour certaines questions ? C'est quoi les questions pour lesquelles elles sont encore limitées aujourd'hui ? Pourquoi doit-il y avoir un combat encore ?

 Khadija :

 La Moudawana a fait évoluer la condition de la femme parce qu'il faut savoir qu'avant la Moudawana, la femme ne pouvait pas divorcer du tout. Elle partait en justice, elle pouvait rester pendant 10 ans mais son divorce était refusé. Aujourd'hui, nous les femmes, nous pouvons divorcer.

C'est énorme. Même si après on le paye très cher. Mais c'est énorme si on voit que la Moudawana a permis aussi à la femme de se marier sans le tuteur légal, sans le Wali. C'est important, sans la wilaya (tutelle) du père. La nouvelle Moudawana a permis aussi aux petits-enfants de la fille d'hériter par le biais du testament obligatoire lorsque leur mère décède avant le grand-père ou la grand-mère. Oui, effectivement, il y a des avancées qui sont insuffisantes mais on ne peut pas les ignorer. Ça a été le fruit d'un grand combat de plusieurs féministes. Aujourd'hui, on ne peut que les honorer…mais vouloir davantage.

 Mamoune Zizi : 

 Vous avez dit qu'il y avait une autre préoccupation concernant les articles 183, 184, 185. Vous avez parlé brièvement de la garde mais c'est quoi les problèmes ?

 Khadija : 

 C'est pénible parce que plusieurs fois des mamans perdent la garde de leurs enfants parce qu'elles n'ont pas donné suffisamment les enfants le jour des droits de visite. On fait passer des mamans ou bien on dit qu'elles sont de mauvaise marge. Donc ça, c'est inadmissible.

Et effectivement, les articles 184 sont tellement mal rédigés, l'article est très mal rédigé et donc laisse beaucoup de confusion et beaucoup de liberté au juge. Nous avons également des propositions pour éviter ce type d'abus de retrait abusif de la garde.

 Mamoune Zizi : 

 Et est-ce que vous pensez qu'il y a un biais de la part du juge la plupart du temps ? Est-ce qu'ils sont plus en faveur des pères ?

 Khadija : 

 Oui, c'est toujours en faveur de l'homme, toujours. Systématiquement, même les femmes. Même les femmes sont patriarches et effectivement, c'est toujours l'homme qui a raison. C'est une mentalité.

 Mamoune Zizi : 

 Notre podcast touche à sa fin. Merci de nous avoir écoutés jusqu'ici. J'espère que ça vous aura plu. N'hésitez pas à aller lire les articles et également à écouter les autres podcasts sur le site The Upstream Journal.